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À TRAVERS D’LOC-ALOC
Nous sommes repartis aux premières lueurs de l’aube. Nous avons avancé bon train sur une piste en pente douce, bien tracée. Il a fallu freiner pour négocier quelques rares passages délicats avec le chariot de Madame et le carrosse. Vers midi, nous parvenions aux premiers arbres. Une heure plus tard, le premier contingent embarquait sur le radeau d’un passeur. Avant le coucher du soleil, nous pénétrions dans la jungle de D’loc-Aloc, où des dizaines de milliers d’insectes attendaient de se jeter sur nous. Pire pour nos nerfs que leur harcèlement vibrionnant, pourtant, fut le soudain et intarissable flot d’histoires sur son pays que Qu’un-Œil s’est mis à nous raconter.
Depuis mon premier jour dans la Compagnie, j’avais essayé de lui tirer les vers du nez sur son pays d’origine. Chaque maigre information, il avait fallu que je bataille pour l’obtenir. Et voilà qu’il dévoilait tout ce que chacun voulait savoir, et même plus. Exceptées les raisons qui les avaient poussés à fuir, lui et son frère, d’un tel paradis.
D’où j’étais assis à m’administrer des claques, leurs motivations m’apparaissaient évidentes. Seuls des fous ou des imbéciles pouvaient endurer de plein gré une pareille torture continuelle.
Alors, qu’étais-je des deux ?
Car en dépit de la route qui la traversait, nous devrions passer deux mois dans cette jungle. La forêt elle-même poserait le problème majeur. Vu ses dimensions gigantesques, la traverser avec un carrosse représenterait, pour le dire poliment, une pénible corvée. Mais il allait falloir en outre compter avec ses habitants.
Non qu’ils fussent hostiles. Au contraire. Ils étaient d’un abord bien plus direct que les gens du Nord.
Les superbes petites donzelles à la peau brune n’avaient jamais vu de gars comme Murgen, Otto, Hagop et les autres. Toutes voulaient goûter à la nouveauté. Les gars se montraient coopératifs.
Même Gobelin se taillait assez de succès pour qu’un sourire fende sa vilaine trombine d’une oreille à l’autre.
Le pauvre vieux Toubib inhibé se retranchait obstinément dans le rang des spectateurs en ravalant ses envies.
Je n’ai pas le cran d’aller courir la gueuse quand une partenaire potentielle plus sérieuse me lorgne du coin de l’œil.
Mon attitude n’a suscité aucun commentaire direct – ces gars ont du tact, parfois – mais je relevais suffisamment de regards narquois pour savoir qu’ils n’en pensaient pas moins. Quand je m’adonne à l’introspection, je broie du noir et ma compagnie devient assez désagréable pour homme ou bête. Et sitôt que je me sens observé, je vire au blasé ou au pudique et n’entreprends plus rien, même sous les auspices les meilleurs.
Donc je marinais, vaguement déprimé parce que j’avais l’impression que quelque chose d’important m’échappait peut-être sans que je puisse intervenir.
Pas à dire, la vie était moins compliquée autrefois.
Mon humeur s’est améliorée quand, après avoir franchi une chaîne de monts particulièrement touffus et infestés de bestioles, nous sommes sortis de la jungle et avons débouché sur la savane d’un haut plateau.
À compter de ce moment, un des aspects les plus intéressants de D’loc-Aloc nous est apparu par le fait que nous n’enrôlions plus un seul volontaire. C’était un révélateur de la paix qui régnait ici entre les gens et leur environnement. Et cela induisait aussi des choses sur Qu’un-Œil et son défunt frère.
Que diable avaient-ils fait ? J’ai remarqué que notre sorcier s’était arrangé pour passer sous silence son passé, son âge et son ancienne identité tandis que nous cheminions dans la jungle avec Crâne-d’Œuf et Sifflote. Comme si quelqu’un risquait de se rappeler les turpitudes de deux adolescents, voilà si longtemps.
Crâne-d’Œuf et Sifflote nous ont posé problème comme nous sortions du territoire de leurs compatriotes. Ils ont déclaré avoir atteint la limite de la région qu’ils connaissaient. (Ils nous ont promis de convaincre deux autochtones dignes de confiance pour les remplacer.) Crâne-d’Œuf a annoncé son intention de faire demi-tour en dépit de son engagement. (Il a prétendu que Sifflote se débrouillerait très bien comme interprète de transition.)
Quelque chose l’avait refroidi. Je ne lui ai pas cherché de poux dans la tête. Il avait pris sa décision. Simplement, je ne lui ai pas donné l’intégralité de la somme convenue.
J’ai eu peur que Sifflote se mette en tête de rester. Ce type était un fils spirituel de Qu’un-Œil – en plus médiocre –, toujours en quête d’une niche à faire.
Peut-être fallait-il incriminer l’eau de la jungle de D’loc-Aloc. Sauf que Crâne-d’Œuf et tous les autres indigènes nous avaient paru normaux.
J’en ai conclu que ma personnalité magnétique attire plutôt le genre Qu’un-Œil/Sifflote.
Pour sûr, il y avait de la distraction en perspective. Depuis deux mois, Qu’un-Œil avait encaissé pas mal de provocations de la part de Gobelin sans réagir par la moindre étincelle. Lorsqu’il s’enflammerait, il y aurait du spectacle.
« En principe, c’est le contraire, ai-je glissé à Madame tout en réfléchissant à la question. Qu’un-Œil jette habituellement de l’huile sur le feu pendant que Gobelin est à l’affût comme un serpent.
— Peut-être est-ce parce qu’on a franchi l’équateur. Les saisons s’inversent. »
Je n’ai compris sa réflexion qu’après l’avoir ressassée plusieurs heures. Alors seulement, je me suis rendu compte qu’elle était dépourvue de sens. Il s’agissait d’une de ses blagues saugrenues et pince-sans-rire.